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La théorie des équilibres ponctués

Gradualisme chez les ammonites [1].
Kosmoceras enodatum, K. medea, K. jason et K. obductum sont des chrono-espèces, elles sont le résultat de l'anagenèse, K. zugium et K. crassum sont le résultat de la cladogenèse.

Lorsque Eldredge et Gould [2][5]ont formulé la théorie des équilibres ponctués le dogme en vigueur est le gradualisme. Une espèce se modifie lentement, graduellement, sous l'effet de la sélection naturelle c'est l'anagenèse. Puis elle donne naissance à 2 espèces nouvelles à 2 nouveaux clades c'est la cladogenèse. Ces deux phases sont observables et mesurables dans les séries sédimentaires. C'est le champ d'étude de la stratosphénétique. Il peut arriver qu'une nouvelle espèce semble apparaître brusquement ou que des étapes de l'anagenèse manquent. Les paléontologues expliquent ces lacunes par des lacunes de sédimentation. Eldredge et Gould vont prendre le contre-pied de cette explication. Pour eux l'apparition brusque, à l'échelle des temps géologiques, d'une nouvelle espèce n'est pas due à une lacune de sédimentation mais au fait que les espèces se forment rapidement.

Eldredge étudie Phacops rana, une espèces de Trilobite du Dévonien supérieur de l'est des États Unis. A partir du nombre de colonnes d'ocelles de l'œil, il distingue des sous espèces qui apparaissent successivement. Le schéma de synthèse qu'il propose en 1971 illustre la théorie des équilibres ponctués.

Équilibres ponctués chez les Trilobites [3].
Les sous-espèces de Phacops rana
En bleu foncé : milleri et crassituberculata
En orange : rana
En bleu clair : nordwoodensis
cercles jaunes : stations d’échantillonnage, la ligne pointillée sur l’œil indique une colonne d'ocelles.

La sous-espèce P. rana rana apparaît brusquement, ponctuellement, à partir des sous-espèces à 18 colonnes et va rester inchangée avec 18 colonnes pendant plusieurs millions d'années. Elle est en équilibre, en stase, et passe même dans la mer épicontinentale voisine.

En 1972 [4], il publie le détail de son travail. On apprend que son objectif est de distinguer les différentes espèces de Phacops de l'est des Etats Unis. Pour cela il fait 56 mesures biométriques sur 329 spécimens prélevés dans 37 stations s'étageant sur 6 millions d'années. Pour analyser plus de 18000 mesures, il utilise une méthode mathématique (analyse en composantes principales) qui permet de déterminer quelles sont les mesures biométriques qui ont le plus de poids dans la diversité observée. Finalement ce sont les mesures de l'œil (dimensions, nombre d'ocelles, nombre de colonnes d'ocelles) qui sont les plus importantes. En utilisant une méthode cladistique très rudimentaire, il montre qu'en utilisant le nombre de colonnes d'ocelles on peu distinguer 4 sous espèces dont 2 apparaissent au cours des 6 millions d'années de l'étude.

Ces résultats et leurs interprétations ont été critiqués [6][7][8][9]. Le nombre de spécimens est faible et dans certaines stations il n'est que de quelques individus. Une étude solide aurait nécessité une centaine d'individus par station. L'intervalle de temps entre les stations peut dépasser le million d'années, de nouvelles sous espèces auraient pu apparaître progressivement et disparaître dans ces longs intervalles. Mais ce sont là les contraintes de la paléontologie il faut faire avec ce que l'on trouve. Le choix du nombre d'ocelles comme variable significative ne laisse pas beaucoup de latitude à une variation graduelle : entre 17 et 18 la variation ne peut-être que ponctuelle. Eldredge fait d'ailleurs remarquer :

"On peut parler d'une tendance chez P. rana rana pour l'augmentation du nombre total d'ocelles par céphalon. Partant d'un nombre moyen [...] au Cazenovien, il augmente au cours du temps jusqu'au Tioughioganien supérieur [...]. la réduction du nombre de colonnes d'ocelles de 18 à 17 est sans relation avec cette tendance."

Si la stase est bien réelle pour le nombre de colonnes elle ne l'est pas pour toutes les caractéristiques de l'œil. Ce qui est perdu brusquement par la disparition d'une colonne d'ocelles (mutation) est regagné par la sélection graduelle d'individus ayant plus de lignes.

Eldredge présente son travail comme un exemple de spéciation allopatrique [3]. La spéciation allopatrique se produit lorsque deux populations d'une même espèce sont séparées (le plus souvent cet isolement est géographique. Si les deux populations entre à nouveau en contact leurs individus peuvent ne plus être interféconds. Les deux populations seront alors deux nouvelles espèces (voir l'exemple de Drosophiles). Chez Phacops rana les sous-espèces n'apparaissent pas dans des lieux séparés, la mer marginale et la mer épicontinentale par exemple. Eldredge nous explique qu'il s'agit d'un cas particulier, la spéciation péripatrique. De quoi s'agit-il? D'une spéciation qui se produit à la périphérie de l'aire de répartition d'une espèce là où les conditions de vie sont à la limite de ce que peuvent supporter les individus. Au début des années 70 ce type de spéciation n'a pas bonne presse et on considère que les marginaux doivent disparaître au contact des normaux.

Le travail d'Eldredge n'est pas seulement révolutionnaire par la théorie qu'il engendre il l'est aussi en 1971 par les techniques utilisées : l'analyse cladistique et l'analyse en composantes principales. Les paléontologues construisent alors les phylogénies et les anagenèses à partir de données simples et d'histogrammes de fréquences. Les techniques "sophistiquées" utilisées nécessitent l'utilisation d'ordinateurs qui sont alors d'encombrantes et coûteuses machines. A la fin des années 70, il n'était pas bon pour un étudiant de parler de cladistique ou d'équilibres ponctués devant un professeur de paléontologie!

50 ans plus tard

Phacops rana a changé de nom pour un somptueux Eldredgeops rana et les couches étudiées s'étendent non plus sur le Givétien et le Frasnien inférieur mais sur l'Eifélien supérieur et le Givétien [11]. Mais là n'est pas l'important. Depuis une vingtaine d'années les successions faunistiques du bassin sédimentaire de l'état de New York (mer marginale d'Eldredge) sont intensément étudiées [12][13][14][15][16].

Paléogéographie au Dévonien supérieur et migrations.

Succession des faunes du bassin de New-york et spéciation chez Phacops rana.

Avant le Cazénovien la faune d'Omondaga occupe la mer marginale. A la suite d'une régression (baisse du niveau marin) suivie d'une transgression (hausse du niveau marin) 90% des espèces disparaissent et une seule espèce de Phacops, P. iowensis, survit en se réfugiant dans la mer épicontinentale. Des migrants venus d'Europe centrale et d'Afrique du nord envahissent la mer marginale à l'occasion de la transgression, parmi eux se trouve un certain Phacops rana. Ces immigrants vont constituer la faune d'Hamilton. Pendant 7 millions d'années les conditions vont rester stables. Un climat chaud et humide favorise l'érosion de la chaîne des Appalaches en cours de formation, alimentant le bassin sédimentaire en dépôts argileux et sableux. La faune est, elle aussi, stable avec seulement 20 % d'extinction et une évolution qui ne dépasse pas le stade de l'espèce. La faune est en stase comme les sous-espèces de P. rana. A la fin du Tioughnioganien les choses se gâtent. Une nouvelle régression est bientôt suivie d'une transgression et le climat devient chaud et sec. L'érosion ralentit et les sédiments argileux et sableux sont remplacés par des calcaires. La faune d'Hamilton disparaît remplacée par la faune de Tully. Cet épisode est de courte durée (moins d'un million d'années) et la faune d'Hamilton réapparaît dans la mer marginale. On pense que ses représentants avaient survécus dans des zones refuges comme la mer épicontinentale. Les P. rana ont un nombre variable de colonne d'ocelle. C'est le prélude d'une cladogenèse qui donnera une nouvelle sous-espèce à 15 colonnes à côté de l'ancienne sous espèce à 17 colonnes. Dans la mer marginale, le répit est de courte durée car une nouvelle faune s'installe. Pour la nouvelle sous espèce c'est l'exil dans la mer épicontinentale pour l'ancienne c'est l'extinction.

En 70 millions d'années, de la fin de l'Ordovicien jusqu'au Dévonien supérieur, 15 faunes distinctes se sont succédées [14][15]. A chaque fois le scénario a été le même. Une faune disparaît puis elle est remplacée par des migrants qui se diversifient intensément en occupant les niches écologiques laissées vacantes. Cette étape est très rapide à l'échelle des temps géologiques. Puis vient une longue phase de stabilité de plusieurs millions d'années au cours de laquelle extinctions et spéciations sont faibles. Lorsque localement le milieu se modifie les espèces migrent pour retrouver le milieu qui leur convient [17]. Les écosystèmes de la région de New York ont évolué en suivant le modèle des équilibres ponctués. Finalement Phacops rana pardon Eldredgeops rana n'a fait que suivre le mouvement de l'écosystème dans lequel il vivait.

L'évolution se ferait à plusieurs vitesse? Dans les périodes de stases, le milieu étant stable, on peut facilement comprendre que la sélection naturelle limite la spéciation et la modification des phénotypes. Elle est alors stabilisante. Lors des périodes de crise lorsque le milieu est profondément modifié, la sélection fait son office et va sélectionner les plus aptes à occuper les niches écologiques vacantes et ce de manière explosive. Imaginons qu'il y ait 100 niches vacantes disponibles. Dix espèces immigrantes généralistes occupent grossièrement une parties des niches. On conçoit que toute mutation qui permettra de mieux exploiter une niche ou d'en exploiter une nouvelle soit sélectionnée et que le nombre d'espèces augmente jusqu'à avoir 100 espèces spécialisées occupant les 100 niches disponibles. Mais pour que la sélection fonctionne il lui faut du grain à moudre en des termes scientifiques de la diversité et des mutations. Y aurait-il plus de mutations pendant les crises? Peut-être, mais on commence à peine à comprendre comment et pourquoi.

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créée le : 02-05-2018     mise à jour le : 22-11-2018     1568 visites depuis le 3/08/2021
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