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L'œil du Trilobite

L'œil du Trilobite Paralejurus qui est photographié ci-contre est formé de nombreuses facettes. Dans la nature actuelle cet œil à facettes ou œil composé se retrouve chez les Arthropodes. L'anatomie et le fonctionnement de leurs yeux sont très différents des nôtres; c'est pourquoi nous allons tout d'abord les étudier en détail avant de les comparer à ceux des Trilobites.

Les yeux des Arthropodes actuels

Les yeux à facettes ou yeux composés

L'œil de la Libellule est formé de facettes sous lesquelles se cachent autant d'ommatidies

L'œil de la Libellule est formé de 30 000 facettes sous lesquelles se cachent autant d'ommatidies

L'œil à facettes ou œil composé existe chez les insectes, les Crustacés, les Limules et quelques Myriapodes. En dehors de l'embranchement des Arthropodes, il fait figure de curiosité chez les Mollusques bivalves (Arca) et chez les Annélides comme Branchiomma avec sa paire d'yeux à 12 facettes sur chacun des tentacules [1].

Derrière chaque facette se cache une unité élémentaire l'ommatidie. Une ommatidie possède son propre système optique comprenant une cornée et une lentille conique. La lumière qui les traverse converge sur l'extrémité du rhabdome. C'est un long tube transparent situé entre les cellules sensorielles et qui conduit la lumière jusqu'à la base de l'ommatidie. Les cellules sensorielles y envoient des extensions minuscules, les microvillosités. C'est là que se trouvent les pigments photosensibles, les rhodopsines. Grâce à eux les Arthropodes sont sensibles aux 3 couleurs fondamentales (rouge, vert et bleu) mais aussi, pour certains, aux rayons ultra-violets. L'empilement des fines microvillosités permet à l'œil de l'insecte d'analyser la lumière polarisée.

A : L'œil à apposition d'un Papillon de jour : chaque ommatidie est séparée de sa voisine par des cellules pigmentaires (3) et (5). A1 : coupe dans la base de l'ommatidie, les cellules sensorielles (7) forment une rosace autour du rhabdome (6). B : L'œil à superposition d'un Papillon de nuit. Les pigments des cellules (4) peuvent se déplacer pour isoler partiellement une ommatidie de sa voisine. La lumière traverse la cornée (1) et le cône (2) [2].

          

Trajectoire des rayons lumineux :
A - œil à apposition : la lumière converge à la base du cône de chaque ommatidie sur le sommet du rhabdome (6) et le rayon vert issu de C ne pénètrera pas dans la deuxième ommatidie.
B - œil à superposition : En vision nocturne, la lumière parvient sur la rhadome n°1 en ayant traversé les cônes et cornées 1 à 3, de même pour le rhadome n°5 la lumière a traversé les éléments optiques 3 à 6. En lumière intense, les pigments se déplacent dans la cellule 4 (4b) ce qui isole les ommatidies les unes des autres. L'œil adopte alors un fonctionnement proche de celui de l'œil à superposition [2].

La lumière qui aboutit à un rhabdome peut provenir de sa seule ommatidie, l'œil est dit à apposition ou aussi des ommatidies voisines c'est l'œil à superposition. L'œil à apposition est celui des Insectes et des Crustacés vivant en pleine lumière, tandis que l'œil à superposition est celui des Insectes nocturnes et des Crustacés vivant à des profondeurs où la luminosité est faible (Euphausiacés et Mysidacés) [1].

On a souvent l'habitude de se représenter la vision des insectes comme une image pixelisée donc de mauvaise qualité. Il est vrai que même la libellule avec quelques dizaines de milliers de facettes ne peut rivaliser avec un être humain et sa centaine de millions de récepteurs. La mouche qui est posée sur votre épaule ne discerne pas les caractères qui sont sur l'écran. De toute façon elle ne sait pas lire. Ne souriez pas cette boutade n'est pas gratuite. L’œil des Arthropodes n'est pas un appareil photographique et les informations que captent ses ommatidies sont traitées par le système nerveux d'un insecte et non d'un être humain. La mouche peut voler à grande vitesse en évitant les obstacles car l'image de ces derniers se déplacent d'une ommatidies à l'autre. De la même manière la Libellule capture sa proie en plein vol. L’œil de l'Insecte fonctionne comme un détecteur de mouvement. L'Abeille rentre à la ruche en maintenant l'image du soleil sur les mêmes ommatidies. L’œil de l'Insecte fonctionne comme un compas. Quelques dizaines de milliers d'ommatidies suffisent au système nerveux de l'Abeille pour reconnaître une fleur car un réseau de neurones a augmenté le contraste de cet objet coloré par rapport à l'environnement uniformément vert et détecté le rayonnement ultraviolet qui le guide vers le nectar. L'Arthropode utilise son œil pour explorer son environnement d'une manière différente de la notre.

Les yeux simples

Coupe dans un œil simple de type I ou stemmate d'une chenille .
(1) cornée, (2) cellules de la cornée, (3) corps (=cône) cristallin, (4) rhabdome, (5) cellule sensorielle, (6) cellule pigmentaire.

Coupe dans un œil simple de type II ou ocelle d'un insecte adulte.
(1) cornée, (2) cellules de la cornée, (3) corps (=cône) cristallin, (4) rhabdome, (5) cellule sensorielle, (6) cellule pigmentaire.

A gauche coupe dans un œil simple de type I ou stemmate d'une chenille [2], à droite coupe dans un œil simple de type II ou ocelle d'un insecte adulte [3].
(1) cornée, (2) cellules de la cornée, (3) corps (=cône) cristallin, (4) rhabdome, (5) cellule sensorielle, (6) cellule pigmentaire.

Il existe deux types d'yeux simples. Le premier ou stemmate est celui des larves d'Insecte comme les Chenilles ou celui des Myriapodes. A y regarder de plus près, on retrouve une lentille cornéenne, un cône et des cellules sensorielles entourant un rhabdome. C'est en fait une ommatidie isolée.

Dans le second type on ne trouve pas de cône cristallin et les cellules sensorielles sont nombreuses et forment une véritable rétine. C'est l'œil simple ou ocelle du sommet de la tête des Insectes et l'œil simple des Araignées et des Scorpions.

L'étude de l’œil des Arthropodes actuels permet de distinguer deux lignées. Une lignée, comprenant les Crustacés, les Insectes et les Myriapodes, possède des ommatidies avec lentille cornéenne, cône cristallin et cellules sensorielles disposées en rosace autour d'un rhabdome unique. Les ommatidies peuvent être isolées ou groupées en œil composé. L'ommatidie est considérée comme un caractère dérivé des Arthropodes ayant une mandibule (Madibulates). Dans l'autre lignée (Araignées, Scorpions, Limules) l'œil n'a pas de cône cristallin et les cellules sensorielles sont groupées ou non en rosace autour d'un rhabdome. Les yeux peuvent être simples ou composés.

L'œil des Trilobites

L'œil des Trilobites est un œil à facettes et leurs lentilles sont formées de calcite contrairement aux lentilles des yeux à facettes des autres Arthropodes qui,elles, sont constitués de matière organique. On distingue classiquement deux types d'yeux : l'oeil holochroal et l'oeil schizochroal [4] [5].

œil holochroal (à gauche Paralejurus gibbus) versus œil schizochroal (à droite Coltraenia ).

Œil holochroal : A - Céphalon Schmidtiellus reetae. B - Détail de la surface de l'œil montrant deux ommatidies; C - détail d'une ommatidie et D dessin d'interprétation. E - reconstitution d'une ommatidie de Schmidtiellus reetae. 'L' : lentille, CC : cône, Sc : cellules sensorielles, R : rhabdome, Om : ommantidie, 'b' : capsule. Barres d'échelle : A, 1 cm ; C et D, 100 µm ; E, 200 µm [6].

L'œil holochroal est le plus répandu ; c'est l'œil du Trilobite Paralejurus du haut de la page. Il est caractérisé par un ensemble de lentilles biconvexes collées les unes contre les autres. Une seule cornée recouvre toutes les lentilles. Un œil pouvait contenir entre une et plus de 15 000 lentilles de forme généralement hexagonale. On considère qu'il fonctionnait comme l’œil à apposition des Arthropodes actuels [4] [5]. Peu d'observation soutiennent cette hypothèse. La plus convaincante est la découverte de deux ommatidies miraculeusement bien conservées chez Schmidtiellus reetae (Cambrien inférieur). On a bien là les caractéristiques de l’œil à apposition avec les cellules sensorielles en rosace et le rhabdome collés contre le cône [6]. Précisons que S. reetae est l'un des premiers Trilobites. Si les structures observées ont bien été interprétées cela fait remonter l'origine des yeux composés à ommatidies au début du Cambrien (-525 millions d'années).

Lorsque les lentilles des facettes sont bien conservées il est possible de calculer leurs propriétés optiques [7]. La distance focale n'est pas compatible avec l'œil à apposition des Arthropodes actuels où le cône concentre la lumière sur l’extrémité du rabdhome qui se trouve juste sous lui. Les distances focales des lentilles des facettes des Trilobites sont beaucoup trop longues et laissent supposer un rhabdome situé en profondeur comme dans l'œil à superposition. On peut aussi supposer la présence d'un cône sous la lentille comme chez S. reetae ce qui raccourcissait la distance focale. Des découvertes futures nous apporteront la réponse.

Œil schizochroal : coupe longitudinale dans une ommatidie ; cellules sensorielles, rhabdome et cellules pigmentaires sont coupées transversalement.
1 : Cornée. 2 : corps central, 3 : lentille, 4 : rhabdome, 5 : cellules sensorielles disposées en rosace, 6 : axones, 7 : anneau, 8 : ceinture, 9 : cellules fabriquant la lentille, 10 : cellules pigmentaires, 11 : capsule [8] [9].

L'œil schizochroal n'existe que dans le sous ordre des Phacopina [3] [4]. Il est formé de grandes lentilles épaisses recouvertes chacune de leur propre cornée. Lentilles et cornées sont séparées les unes des autres par la cuticule de la tête [3] [4]. La structure interne de cet œil est beaucoup mieux connue que celle de l'œil holochroal surtout grâce à la découverte récente d'ommatidies bien conservées chez des fossiles de Geesops, Barrandeops et Chotecops [8] [9]. Jusqu'à cette découverte on pensait que le fond de l'œil schizochroal était tapissé d'une rétine contenant quelques cellules comme les ocelles des Arthropodes actuels [4][7]. L'étude a montré que bien au contraire on retrouvait sous la lentille une structure identique à celle des ommatidies avec une rosace de cellules sensorielles entourant un rhabdome. Chez tous les Trilobites, l'œil des stades larvaires est formé de quelques lentilles séparées les unes des autres. L'œil schizochroal serait finalement un ensemble de stemates, soit une structure présente au stade larvaire qui s serait maintenue jusqu'à l'âge adulte.

Les yeux des Trilobites étaient constitués d'éléments dont la structure était proche de celle des ommatidies des mandibulates

Vision et milieu de vie

La sensibilité à la lumière d'un oeil dépend de la quantité de lumière qui y pénètre et donc du diamètre de son ouverture. Dans la pénombre, votre pupille se dilate ce qui permet à une plus grande quantité de lumière d'entrer dans votre œil et d'augmenter sa sensibilité. L'ommatidie des yeux à apposition n'a pas de pupille. Sa sensibilité est fixe et dépend uniquement du diamètre, D, de sa lentille. Ainsi, plus les facettes d'un œil composé seront grandes plus il sera sensible. Mais le corollaire c'est que, à surface constante, le nombre d'ommatidies sera plus petit et l'acuité visuelle diminuera en conséquence. Les ommatidies voient une fraction du monde qui les entoure. Comme leur nombre est limité il faut que la fraction vue par l'une ne chevauche pas la fraction vue par sa voisine. L'angle du champ de visuel un œil composé hémisphérique idéal est divisé par le nombre d'ommatidies. Plus le nombre d'ommatidies est élevé plus leur angle de vision, Δɸ, est petit et plus l'acuité est élevée. La qualité de la vision d'un œil composé dépend donc d'un compromis entre la sensibilité liée au diamètre D de la lentille, et l'acuité lié à l'angle Δɸ [1].

Cette qualité est exprimée par le paramètre P = D Δɸ.

Pour un œil composé idéal on a montré que théoriquement P diminue lorsque l'intensité lumineuse augmente [10]. Cette démonstration théorique a été vérifiée chez des espèces d'Amphipodes Hypéridés vivant à des profondeurs différentes depuis la surface où l'intensité lumineuse est forte jusqu'aux grands fonds où l'intensité est faible [1].

Qualité de la vision chez quelques Arthropodes actuels et fossiles [1] [11] [12] [13] [14]

Quel est le rapport avec les Trilobites? Nous y venons. Sur un fossile il est possible de mesurer D et Δɸ puis de calculer P qui est le reflet de l'intensité lumineuse à laquelle vivait l'animal. Cela a été fait pour des Trilobites mais aussi pour des Eurypérides. Avec plus ou moins de succès il faut le dire. Tout d'abord la méthode ne fonctionne pas avec les yeux schizochroaux [11]. Par contre les yeux holochroaux ont donné des résultats spectaculaires chez les espèces pélagiques. Trois espèces, Carolinites killiarensis, Pricyclopyge binodosa, Cyclopyge sp., ont des paramètres P qui permettent de montrer que chaque espèce vivait à une profondeur différente des deux autres. Les profondeurs obtenues correspondent à celles indiquées par les sédiments dans lesquels on trouve les fossiles [12] [13]. Chez les espèces benthiques les résultats sont moins convaincants. Asaphus, Homotelus et Isotelus ont un paramètre P d'animaux de faibles intensités lumineuses cela n'indique pas forcément que ces animaux vivaient à de fortes profondeurs. Des animaux de mœurs nocturnes ou crépusculaires habitant un milieu peu profond peuvent avoir des yeux aux mêmes caractéristiques. C'est par exemple le cas des Limules actuels. Leur vision seule les placerait sur le talus continental alors qu'ils vivent sur le haut du plateau continental mais ces animaux sont surtout actifs la nuit. Cela nous mène à une digression chez les Chélicérates. Les fossiles d'Eurypterus et d'Acutiramus, deux Chélicérates Euryptérides, sont extraits de sédiments déposés en eaux peu profondes. Eurypterus a des yeux efficaces à de fortes intensités lumineuses (P=0.8) tandis que ceux d'Acutiramus (P=12) l'étaient à de faibles intensités. Manifestement les gigantesques Acutiramus étaient des chasseurs nocturnes [14]. On peut les imaginer la nuit remontant des profondeurs, longues ombres macabres venant dévorer les animaux diurnes paisiblement assoupis.

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créée le : 16-02-2018     mise à jour le : 06-04-2018     961 visites depuis le 3/08/2021
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